J’ai été désigné par la communauté des blogueurs fréquentant la Comète pour prononcer l’oraison funèbre de Simon le Clochard. On ne l’avait pas vu depuis plusieurs mois et la rumeur commençait à se propager. J’en ai eu la confirmation par Johnny, son affreux collègue, hier : Simon est mort.
Johnny n’est pas d’une grande fiabilité et nous gardons un vague espoir. Mais ça fait un excellent sujet de billet. Car vous connaissez Simon le Clochard, c’est un des héros de ce blog, comme le vieux Jacques mais en encore plus sale. J’en profite pour recycler une vieille photo, du temps de l’ancienne Comète. Jim La Branlette lui avait mis un cendrier sur la tête alors qu’il roupillait dans son coin.
Simon le Clochard avait beaucoup de défauts. Par exemple, il continuait à pisser au milieu de la salle, par mégarde, alors que Josiane, la serveuse, n’aimait pas ça. On se demande bien pourquoi. Mais c’est une dame, il fallait répondre à ses exigences.
Une fois, Simon avait reçu la modeste somme de 53000 euros. On ne sait pas comment. Il nous parlait d’un achat de pension. J’ai d’autres versions dont des arriérés sur la pension de réversion qu’il aurait du toucher à partir du décès de son épouse.
Ah ! Son épouse ! Je le croisais, Simon, dans le métro, souvent. Il avait un excellent truc « A votre bon cœur Messieurs Dames, je n’ai pas les moyens d’offrir un enterrement décent à mon épouse. » Et les braves gens donnaient. Simon avait de l’oseille pour le dépenser au bistro. C’est dingue le nombre de fois où cette brave femme est morte.
Il avait un autre truc, avec sa béquille : « Bonjour M’ssieurs Dames, vous me connaissez, je suis passé à la télé, je suis l’ancien président des garçons de café, mais depuis mon accident, je ne peux plus travailler ». Et hop !
Je reviens à ces 53000 euros. Il a mis un an à les dépenser. Il donnait parfois 50 euros à une autre clocharde pour qu’elle lui roule une pelle et payait des coups à tous ses potes. Une vieille habitante de Bicêtre s’occupait de lui, parfois, pour sa toilette et son hébergement. Surtout en début de mois quand il touchait sa vague pension, elle l’amenait chez Leclerc, il payait les courses.
Il m’aimait bien. Il savait qu’en fin de mois je lui payais des coups. Mais en début de mois, il arrosait le bistro. Il ne venait pas à la nouvelle Comète. L’odeur. Johnny est un clochard propre, il est toléré. Simon le Clochard puait l’urine rancie, donnant une furieuse envie de
vomir.
Au moins dans sa tombe – ou plus probablement sa fosse commune – il ne sentira plus mauvais très longtemps.
Quatorze ans que je le voyais tous les jours, sauf au cours de ces séjours à l'hôpital avant de fuir pour retrouver cet escalier, entre Leclerc et la Comète, où il était assis et ne manquait jamais de me saluer quand je montais les marches pour rentrer chez moi. Quatorze ans qu'il entrait dans la Comète pour nous saluer, boire un coup, deux coups, trois coups.
Surtout le matin. Il n'aimait pas trop le café. Alors, il prenait un grand verre de rouge de comptoir. C'était le dernier client à en boire et embrayait sur un calva, puis un demi et un whisky pour faire passer tout ça.
Le soir, quand il était plein et décidé à rentrer dans son centre d'hébergement d'urgence, il rentrait dans la cabine téléphonique et appelait la Croix Rouge, les pompiers et le 17 pour être sûr d'avoir quelqu'un. Il disait qu'il y avait un clochard mal en point qui trainait dans la rue. Pendant 14 ans, au moins une fois par semaine, les trois services se déplaçaient. Nous étions obligés de présenter des excuses aux deux derniers arrivés. La Croix Rouge était souvent la première arrivée. Les pauvres. Il fallait qu'ils supportent Simon dans le camion. Je soupçonne les autres de ne pas se presser pour les appels, Place de la Comète.
Souvent, il tombait ivre mort au milieu de la chaussée, entre les "ilots" protégeant les piétons, sur le carrefour. Les gens se précipitaient vers lui et voulaient appeler les pompiers. Alors je m'adressais à Simon le Clochard : "Alors vieille outre, tu es encore bourré, vieux con !" avec toute l'affection dont je sais faire preuve.
Et les dames patronesses, s'imaginant sauver l'humanité, m'engueulaient. Et Simon rigolait.
S'il était encore conscient.
Il ne l'est plus, semble-t-il.
Amen.