Tous les samedis midi, je vais prendre l’apéro à l’Amandine
où je retrouve Corinne et le vieux Roger. Je ne parle pas souvent du vieux
Roger. Il n’a aucun intérêt. Il est raciste comme pas deux et cherche des
noises à tous les types minoritairement visible dès qu’il a un coup dans le
cornet ! Heureusement qu’on le connait et un « arrête donc ton bordel
vieux con » suffit généralement à lui faire fermer sa gueule. Il est de
1931 comme d’autres mais il est à moitié gâteux. Il raconte toujours les mêmes
histoires. A chaque fois que je le vois, il se rappelle que je suis Breton et
me demande toujours d’où précisément et avant d’avoir fini la question « ah
oui, de Loudéac, j’y suis passé pendant la guerre en rentrant à pied à Brest »
et fini toujours avec les mêmes anecdotes comme ces pendus par les Allemands
dans un petit village à côté.
La première fois, c’est intéressant. Mais au bout de 32980,
ça lasse.
Toujours est-il que comme les petits vieux qui n’ont pas mis
le pas dans les nouvelles technologies, le changement d’heure est une très
grande préoccupation pour lui. C’est un truc qui m’étonne toujours : que
les gens soient obligés de réfléchir pour savoir s’il faut avancer la pendule d’une
heure ou la reculer.
C’était important, dans le temps, car on risquait de louper
l’apéro ou d’arriver en retard au bureau, mais de nos jours, avec nos
ordinateurs et nos smartphones qui passent seuls à la bonne heure, je m’en fous
un peu. Sauf le dimanche qui suit le changement en octobre vu que j’ai l’impression
que c’est actuellement l’heure de l’apéro et pas celle de faire le con dans les
blogs.
Le vieux Roger nous a donc longuement parlé du changement d’heure
qu’il avait consciencieusement préparé dès le jeudi soir en mettant ses
pendules à l’heure. Je lui ai suggéré de faire dès le soir la démarche inverse,
ainsi il serait prêt pour le prochaine changement.
Ensuite, il nous a parlé de sa seconde préoccupation. L’Amandine
est fermée samedi prochain, le patron allant faire le tour des cimetières comme
tous les ans quand la Toussaint tombe un samedi. Les autres années, il
réfléchit au cas où il y aurait un peu d’oseille à gagner.
Vous vous rendez compte. Quand l’Amandine est fermée, le
vieux Roger ne sait pas quoi faire. J’ai l’air de déconner, là, mais s’il n’y
avait pas les bistros et des andouilles comme moi pour les fréquenter, certains
petits vieux n’auraient pas de vie sociale. Michel, le patron, l’a prévenu à l’avance :
attention, Roger, je suis fermé pour la Toussaint. Ainsi, Roger a pu organiser
un séjour de deux jours chez sa fille et il est tout émoustillé par les
préparatifs (à savoir faire un sac avec un slip et une brosse à dent puis
monter dans la voiture de son gendre qui venait le chercher).
Ainsi, il nous a fait une demi-heure avec ces deux
événements comme s’ils représentaient des choses insurmontables à 83 ans. Cela
m’a toujours fasciné de voir certaines personnes âgées se focaliser sur des
détails au point d’oublier le monde qui tourne et les affaires importantes.
Il n’y avait pas que le monde qui tourne, l’heure faisait
pareil et je devais les quitter. J’ai donc demandé des nouvelles des copains, à
savoir la mère de Corinne qui ne peut plus prendre l’apéro avec nous depuis qu’elle
est à la maison de retraite, et du vieux Jacques. J’avais raconté dans mon blog
« comment » il s’était fait hospitalisé mais je n’avais pas de
nouvelle à part une vague rumeur comme quoi il s’était viré de l’hosto car il
était infect avec le personnel, ce qui ne m’étonnait qu’à moitié. Ils ne m’ont
pas confirmé ma version mais ils l’ont effectivement revu : il est bien
sorti.
Avec Corinne, on a eu une pensée pour Miranda, la femme à
Marcel le Fiacre, qui passe son temps à engueuler Jacques vu qu’il picole trop.
C’est alors que Roger n’arrivant plus à suivre la conversion m’a parlé de l’AVC
du vieux Jacques. Hein ? Comment ? Le vieux Jacques a eu un AVC ?
Mon dieu ! Grave ? Non, pas trop, mais il n’arrive pas à avoir de
rendez-vous chez l’ophtalmo et se demande s’il ne doit pas aller aux urgences
du 15-20, célèbre hôpital de Paris spécialisé dans les problèmes d’yeux.
Je dis alors « Mais Marcel n’a qu’à l’y envoyer ».
A mais il ne peut pas, il a des problèmes de vue à cause de son AVC mais on ne
sait pas si c’est vraiment un AVC, il est très diminué et s’accroche au bras de
sa femme.
J’ai alors crié, cette fois : « Stop ! »
Roger, tu fermes ta gueule et tu laisses parler Corinne. Corinne, j’ai bien
compris : Jacques est sorti de l’hôpital et Marcel a fait une espèce d’AVC
suite auquel il se retrouve diminué, notamment au niveau de la vue.
Ben oui, c’est ce que je t’ai expliqué me répond Roger. Non,
vieux con, tu m’as cassé les burnes avec tes histoires de changement d’heure et
de week-end chez ta fille mais tu as oublié de me dire qu’un copain proche a eu
un problème de santé… Abruti. Tu deviens sénile : normalement, les vieux,
ça parle d’abord de la santé des copains qu’on a une chance de voir mourir
avant puis de trucs sans intérêt, tu fais le contraire et en mélangeant les
copains entre eux.
Comment veux-tu que je suive, moi ?
Vive les bistrots !
RépondreSupprimerOui.
SupprimerEst ce qu'on a le droit de picoler après un AVC ?
RépondreSupprimerAprès aviir picolé, je vais aux WC.
SupprimerDans les villages de France où reste un bistro, il y a toujours le pépé du coin, pilier de bar de l'ouverture à la fermeture, qui sasse et ressasse ses souvenirs. Il n'a plus personne de son âge pour les raconter à sa place, ou juste pour l'écouter. Alors, il saoule les autres habitués avec ses histoires en boucle. Ces derniers lui râlent parfois dessus, sauf qu'ils ne savent pas encore qu'ils feront pareil, dans un futur qui sera vite là.
RépondreSupprimerRoger n'est pas un pépé ! Physiquement il est en pleine forme. Il n'a rien du pépé.
Supprimer« Il n'a rien du pépé. »
RépondreSupprimerÀ part ses 83 ans, tout de même ! Pépé étant étant synonyme de grand-père (et non de croulant semi-liquide), il me semble qu'il l'est de plein droit.
« Cela m’a toujours fasciné de voir certaines personnes âgées se focaliser sur des détails au point d’oublier le monde qui tourne et les affaires importantes. »
On peut voir les choses autrement : ils ont enfin compris à quel point les détails étaient précieux et les affaires dites importantes dérisoires.
On peut le voir ainsi.
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