Tous les midis, je mange dans une grosse brasserie, le
Tourbillon, à la Défense. J’en ai fait des billets sur à peu près tous mes
blogs. Je mange en silence sans écouter les conversations des gens au comptoir
mais elles finissent par entrer dans mes oreilles. Par exemple, le quartier
étant plein d’informaticiens, comme moi, je comprends les conversations sans
les écouter. De fil en aiguille, j’ai fini par y passer quasiment tous les
soirs, d’autant qu’ils font happy hour, ce qui nous fait le demi à 1€50… J’y
retrouve souvent des collègues, ceux qui bossent en soirée pour faire les
installations de nouvelles versions de logiciels pour nos serveurs.
Comme je n’ai plus de temps de bloguer au travail, j’y fais
ma revue de blogs avant de sauter dans le métro.
J’ai ainsi repéré que nous sommes trois solitaires, trois
types qui venons tous les soirs ou presque et qui ne parlent qu’aux serveurs.
Il y a ce grand type qui fume des cigarettes électroniques et ce type tout
maigre avec une sorte de boule sur la joue, comme s’il avait une rage de dents
ou un abcès. Les autres clients sont des groupes de cadres du quartier – cons comme
des bites, en général – qui viennent boire des coups après le boulot, ce qui
mériterait un billet…. Toujours est-il que nous sommes trois, précisément, pas
3,14197…, 3, à boire une bière tout seul à peu près tous les soirs. Je dis une
bière, c’est une façon de parler.
Nous ne nous sommes jamais parlé, en deux ou trois ans. Tous
les trois, on est identiques, a priori, on vient là pour boire un coup (pour ma
part en attendant 20 heures, pour avoir une place assise dans le métro).
Contrairement à d’autres crétins, on ne vient pas au bistro pour voir des gens,
on s’en fout.
Ce soir, le hasard a fait que j’étais juste à côté de l’un d’entre
eux, de l’un de nous trois, donc ce n’était pas l’autre. Je ne lui ai jamais
parlé, je me répète. Son smartphone n’avait plus de batterie. Il a donc demandé
au serveur de le lui mettre en charge. Le serveur a refusé car d’autres clients
avaient fait la demande et toutes les prises étaient occupées.
Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête mais à force
de passer une demi-heure ou deux dans ce bistro avec ce type, il m’est
sympathique. Il avait posé son smartphone sur le comptoir avec le câble. J’ai
sorti ma batterie de secours et l’ai branchée en lui disant que ça lui
remettrait une vingtaine de pourcent de charge mais que je devais partir dans
une dizaine de minutes. Je ne lui ai pas demandé son autorisation, je l’ai fait :
j’ai branché le truc. Comme un geste d’autorité. Je n’étais pas pressé de
rentrer, le vieux Joël est à l’hôpital et Tonnégrande en déplacement professionnel
en province. J’ai rendu service à ce type spontanément, presque par réflexe !
Pas par altruisme, comme ça, par réflexe. Quand je tombe en panne de batterie,
j’aimerais bien pouvoir compter sur les autres, ce type était dans la merde, je
suis intervenu.
Un quart d’heure après, il avait récupéré, principe (je ne
suis pas là pour vérifier) assez de batterie pour finir la soiré,e j’avais
réglé ma note donc voulais partir, il m’a rendu le chargeur pour que je puisse
me casser. Il m’a remercié et bredouillé trois mots. J’ai répondu une banalité,
du genre : vous devriez faire pareil, acheter une batterie de secours, ça
coute moins de 50 euros et ça aide bien. Il m’a dit : ah oui, tiens !
En deux ans de comptoir commun, c’est la première fois que
nous parlions. Je le faisais parce que je m’en foutais : je rendais
service parce que ça ne me coutait rien de rendre service. J’ignore ce qu’il
fait là. J’ignore ce que l’autre fait là, celui qui fume des cigarettes
électroniques en buvant des Grim alors que je bois de la bière ordinaire et l’autre,
mon pote du soir, boit des digestifs. Je m’en fous et ils s’en foutent. Je ne
vais pas au bistro pour me faire des copains, j’en ai déjà assez. Ils font ce
qu’ils veulent.
Toujours est-il qu’un truc m’a surpris : le type en
question avait l’air de ne pas me connaître alors qu’on se voit une ou deux
fois par semaine dans le métro, le matin, et tous les soirs au bistro.
Putain de solitude ! Moi, j’ai mes potes qui m’attendent,
à la Comète. Personne n’attend les deux lascars. Ils boivent des bières au
comptoir pour attendre que la vie tourne. Le plus drôle est qu’ils m’ont
forcément repéré (un gros frisé buvant de la bière plongé dans son iPhone) et
pensent la même chose de moi ce qui prouve que j’ai probablement tort dans mon
analyse ! Aussi bien, la femme du grand qui fume des cigarettes électronique
a un boulot qui fait qui fait qu’elle rentre à la maison à 21 heures ce qui
fait qu’il n’a aucune raison de rentrer avant. On n’en sait rien.
Ce soir, je suis arrivé à la Comète plus tard que d’habitude.
Il y avait les copains (y compris Tonnégrande rentré de déplacement plus tôt
que prévu). Il y avait deux femmes seules et saoules au comptoir. Je parle
parfois de Geneviève qui m’a encore demandé, ce soir, si je cherchais une femme
de ménage. Je ne connaissais pas l’autre. Je n’étais même pas sûr que c’était
une femme, tant elle ne ressemblait rien. Ce sont les copains qui me l’ont dit.
Le serveur m’a dit qu’elle était là depuis plus d’une heure mais qu’elle n’avait
rien consommé car elle n’avait pas d’oseille.
Je lui aurais bien payé un coup, mais ça n’aurait pas été
rendre service à la boutique.
Les copains sont partis, les inconnus aussi. Je suis resté
avec les serveurs le temps qu’ils fassent le ménage, la caisse, qu’ils rentrent
le mobilier de la terrasse, une sorte de routine. Ils n’étaient pas pressés. Du
coup, je leur ai dit qu’il y avait une grève du RER A et qu’ils pouvaient être
emmerdés. Ils m’ont répondu que la grève était terminée. Je leur ai signalée qu’elle
avait été relancée.
J’étais à deux minutes de chez moi et ils allaient galérer
pour rentrer.
Qui sont ces solitaires de comptoir ? Qui est ce type surpris que je lui propose de recharger son smartphone avec ma batterie de secours me demandant humblement si ça n'allait pas me déranger.
J'aurais pu lui répondre ; mais non, ducon, si je te le propose, c'est que je n'en ai rien à cirer. Dans tous les sens de la locution.
Qui sont ces solitaires de comptoir ? Qui est ce type surpris que je lui propose de recharger son smartphone avec ma batterie de secours me demandant humblement si ça n'allait pas me déranger.
J'aurais pu lui répondre ; mais non, ducon, si je te le propose, c'est que je n'en ai rien à cirer. Dans tous les sens de la locution.
Prem's !
RépondreSupprimerQuel magnifique billet.
Là où tu écris le mieux, c'est quand même quand tu te mets à raconter les bistrots.
On se fait souvent tout un film sur ce qu'on imagine de la vie des autres qui est sans doute tout aussi banale que la plupart des vies. En tant qu'auteur (ahem), en tant que moi-même, c'est un exercice que je m'amuse à faire en tout cas, par esprit de jeu, leur inventer une vie. Il est trop rare que je puisse vérifier si mon hypothèse était juste ! ;-)
#BoBiyé !
Elle est où ma réponse à Poireau ? Je ne devrais pas répondre à 2 heures du matin (je suis arrivé au bureau à 10h15 !).
SupprimerMerci !
Ce qui compte, c'est le sujet et l'inspiration et, surtout, le moment. J'aurais pris trois ou quatre notes pour faire un billet le lendemain, je n'aurais pas réussi. Il fallait que je le fasse hier soir, d'où l'heure tardive.
Ce n'est pas une question de bistro mais d'habitude, de quotidien, de routine, de ce qui permet de distinguer les "choses magiques". Je fais aussi des beaux billets sur le bureau quand je suis lancé mais je ne peux pas les diffuser sur le blog alors j'édulcore ou je jette. Un jour, le chef m'a demandé d'écrire un article pour la newsletter de la boite car il ne savait pas comment le tourner pour sortir de la routine de ce machin, du genre : "ah on a bien travaillé, le projet est lancé,..." Ma réputation d'auteur (ahem aussi)... Toujours est-il que j'ai réussi à faire passer un machin plein de sensibilité... Du coup, j'ai raté le deuxième pour qu'on ne me refile pas toutes les corvées.
Pareil, comme poireau, joli billet. Nappé du gruyère de la sensibilité humaine (comme dirait l'autre).
RépondreSupprimerMerci. Ma réponse à Poireau tient pour toi puisque ton gruyère de la sensibilité humaine a inspiré la fin de ma réponse.
SupprimerVous pourriez tenir un bistro, un vrai ?
RépondreSupprimerTous les clients de bistro s'imaginent qu'ils pourraient tenir un bistro car cela parait très facile... Après, vous leur poser des questions : et si ton cuisinier est hospitalisé à midi moins dix parce qu'il s'est coupé un doigt en préparant un truc, tu fais quoi ? Tu sauras sortir les 70 couverts à sa place ?
SupprimerEt ton machin pour passer les commandes qui tombe en panne ? Et ton système de réfrigération pour la pompe à bière ?
Et ton brasseur avec qui tu as un contrat depuis qu'il t'a refait les stores qui veut absolument que tu mettes en place une quatrième pression mais tu ne veux pas car tu penses ne pas pouvoir la vendre ?
Disons que je connais mieux le fonctionnement des bistros que tous ceux qui pensent pouvoir tenir un bistro. Et en plus, je sais "juger" le personnel. Je suis un peu une référence en la matière (je me suis planté une fois, récemment, il faut que je fasse un billet).
Ils sont toujours bien tes billets !
RépondreSupprimerBz
Merci !
SupprimerTon bon cœur te perdras
RépondreSupprimerPas du tout. Tant que je suis au bistro...
SupprimerOn commence par être sympathique avec des inconnus et on finit par les connaitre, faut faire attention à l'engrenage
RépondreSupprimerOui c'est con. Il y a trente ans, je Sympathisais avec Jacques.
Supprimertu te rends compte, 30 ans de vie au crochet
SupprimerMon dieu...
SupprimerBeau billet.
RépondreSupprimerMerci.
SupprimerJe rentre à l'instant de ma tournée des bars du samedi soir (comme je la fais en famille, elle est courte) et j'observais les quelques gars qui ont l'habitude d'être seuls au comptoir. De nos jours, le smartphone leur permet d'avoir une contenance sans se sentir obligés de parler à leurs voisins. Avant, ils auraient lu le journal ou peut-être regardé dans le vague, perdus dans leurs pensées.
SupprimerC'est un beau sujet de billet de blog. Tous les soirs ou presque des con'zrds plongés dans Le Parisien me reprochent d'être plongés dans mo iPhone. Les même me reprochent d'être asocial (bis) car plongé dans l'iPhone (encore) alors qu'avec l'iPhone je parle à des gens (dont vous là)
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