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Armée de trolls devant la Comète |
Ma journée fut moyenne, hier. Je suis arrivé en retard au
travail vers 10h10 alors que j’avais une réunion à 10 et trois autres dans la
journée, dont deux pour lesquelles il me fallait faire le compte rendu et mener
les actions décidées, ce qui fait que j’ai quitté le bureau vers 19h45. N’allez
pas dire « ah le pauvre il travaille beaucoup » : vous enlevez l’heure
de déjeuner et les pauses diverses, ça fait une journée de moins de 8 heures.
Mais fatigante. Ca m’apprendra à glander le matin… Le temps de boire un coup à
côté du travail, je suis arrivé dans mon royaume vers 21h20. Il y avait là
quelques sujets, de gauche à droite : Francis, un type qui passe tous les
soirs boire un Ricard après avoir fait tous les bistros de l’avenue, « Chapeau »,
l’amant d’Odette, le vieux Joël, Odette et Geneviève.
Mon royaume ? Le comptoir de la Comète. Que des gens « de
la bande », des personnages du blog, quoi ! Quelques personnes
dinaient en salle et en terrasse. Joël racontait sa jeunesse aux serveurs Roger
et Mehdi, un nouveau. Alors qu’on fait depuis une dizaine d’années la fermeture
des bistros ensemble, je ne connaissais pas cette époque de sa vie. Je
connaissais son enfance, mais pas la période entre elle et le milieu des années
70 quand il a commencé à bosser dans le spectacle. C’est assez rare, chez lui,
ce n’est pas le genre de vieux qui ressassent des souvenirs. Ils rigolaient
comme des madeleines. Du coup, je lui ai posé des questions, il m’a raconté.
Tout cela pour dire qu’on était bien. A part les loufiats,
Joël et moi, tout le monde était cuit. Ces braves gens ont fini par partir. J’étais
seul au bar. Il restait deux clientes en terrasses et Mehdi leur a demandé de
passer au comptoir pour qu’il puisse faire le ménage. Il a fait les
présentations. C’était deux jeunes filles charmantes et rigolotes d’autant qu’elle
avait picolé juste ce qu’il fallait pour cela. Par politesse, on entame une
conversation mais on se rend compte rapidement qu’on n’avait pas grand-chose à
se dire. En fait, elles parlaient entre elles de sujets qui ne m’intéressaient
pas. J’ai ressorti mon iPhone qui n’avait quasiment pas servi de la soirée et j’ai
foncé dans les réseaux sociaux, m’écartant vaguement des dames pour leur
montrer que je n’étais plus avec elles. Au bout d’une minute ou deux, l’une me fait
une réflexion, du genre : laisse tomber ton machin, reviens avec nous dans
la vraie vie. Ce à quoi j’ai répondu formellement avec des excuses :
patati patata, j’étais en conversation dans Twitter avec des potes de la vraie
vie et vous venez à côté de moi alors qu’on ne se connait pas et il faudrait qu’on
parle. Et tout ça. La vraie vie est un truc assez drôle. Il ne faut pas
confondre le réseau social, qui regroupe les gens que l’on connait, et le média
social qui peut-être un comptoir ou Facebook.
En fait, le charme était rompu. Je n’attendais qu’une chose :
qu’elles se cassent. J’aime bien terminer la soirée seul pendant que les
serveurs finissent le ménage, fassent la caisse,… S’il y a des clients inconnus,
les serveurs sont obligés de les virer assez tôt parce qu’ils ne savent pas
jusqu’à quelle heure ils vont traîner. Il y a toujours des casse-couilles qui
veulent boire un dernier verre quand les comptes sont bouclés : c’est
impossible de les servir. Quand je suis tout seul ou avec un ou deux clients,
ils savent que je partirai avec mon monde quand ils mettront leurs manteaux. Et
quand je suis tout seul et qu’ils ne sont pas pressés, on boit un dernier verre…
Je me rappelle d’une époque où je bossais moins loin et plus
tôt le matin. J’arrivais donc plus tôt dans le quartier. Je m’arrangeais pour
arriver après 19h20 pour que les braves gens qui boivent un coup après le
travail, soient partis et qu’il ne reste plus que les habitués du soir. Mon « 19h20 »
pourrait sembler précis mais il résulte d’observations précises. Les types qui
doivent rentrer pour dîner en famille se fixent une heure précise, 19h, pour
rentrer et sont toujours un peu en retard…
Toujours est-il que les deux jeunes femmes m’importunaient
pour des raisons foireuses : il y avait des intrus dans mon royaume.
Avant-hier, Alain, un copain, enterrait sa belle-mère. Il
vient de moins en moins au bistro mais le soir il est passé, besoin de boire un
coup avec les copains. Vers 21h30, les oreilles chauffaient d’autant qu’un
groupe de clients rigolaient très fort en terrasse. Il s’est mis en colère et à
crier très fort et les a engueulés. Nous le calmions mais a remis ça à
plusieurs reprises. Vers 22h, elles (c’était un groupe de fille, ce que nous
avons constaté en suite) sont parties. Il continuait à vociférer : « ah,
enfin, elles comprennent,… » Les copains le retenaient et je faisais
tampon entre elles et eux pendant qu’elles sortaient. C’était rigolo :
chacune m’a présenté ses excuses pour le bordel et je répondais que c’était
à nous de nous excuser et tout ça.
Toujours est-il qu’Alain était venu à la Comète pour nous
voir, pour trouver le calme du comptoir et qu’il avait été gêné par des rigolades en
salle. Il y avait des intrus dans son royaume.
Dans les années 2000, j’allais souvent en déplacement à
Brest. Après quelques tâtonnements, j’allais toujours dans le même resto, le
soir (grande salle presque vide, bouffe de qualité, service sympa). Au bout d’un
an ou deux à raison d’un ou deux repas par semaine, le serveur a changé. Aussi
sympa que le précédent mais ne connaissant pas encore mes habitudes, ne m’apportais
plus le journal et une bière quand j’arrivais. Je m’étais forgé un royaume,
inconsciemment, bien sûr, et tout était à refaire. En moins d’un mois, j’ai
fini par déserter.
Parfois, le sentiment est inverse : on a l’impression d’être
l’intrus dans le royaume des autres. Le personnel est aux petits soins, avec
vous. Au bout de peu de temps, les loufiats vous connaissent mais vous avez l’impression
d’importuner les autres clients (qui ne vous accordent pourtant aucun intérêt).
Du moins, c’est mon cas, parce que j’aime bien les bistros où je suis habitué.
Je suis très fidèle. Je pourrais en faire un billet.
Prenez les deux donzelles d’hier soir. Pour elles, rien de
plus normal. Elles sont en salle, le bistro ferme, le serveur leur propose de
passer au comptoir et leur présente le seul client présent. Elles n’avaient
aucune raison de penser qu’elles interrompaient une sorte de rite. Elles ont dû
me prendre pour quelqu’un de passage, comme elles, un type qui avait diné et
venait prendre une dernière bière au comptoir. Si j’avais été à leur place, ce
qui m’arrivait souvent quand je faisais beaucoup de déplacements professionnels
(ailleurs qu’à Brest,…), j’aurais immédiatement compris que j’aurais été un
intrus.
Les pires sont les intrus professionnels, qui s’imaginent
que vous êtes là pour les mêmes raisons que lui : discuter avec des gens
au hasard, et qui n’arrivent pas à comprendre que ce n’est pas le cas. Quand je
vais dans un bistro inconnu, c’est parce que j’aime ça. Ce n’est pas pour
rencontrer des gens. Les rencontres sont une conséquence, pas une fin en soi.
D’ailleurs, je parlais de l’iPhone et de la réaction de la
gonzesse. Les smartphones et les réseaux sociaux m’empêchent clairement de
rencontrer des gens dans les bistros, pas d’aller au bistro, d’écouter, de
regarder,…. Les rencontres, dans le bistro, ne peuvent se faire qu’au fil du
temps. J’ai horreur de la rencontre d’un soir. Vous devenez subitement copain d’enfance
avec un type que vous ne reverrez jamais. Il faut qu’il soit drôle pour que
cela soit tolérable.
Ainsi, dans le bistro, dans le royaume, les clients habitués
sont comme des meubles. Les clients de passage sont la raison d’être du lieu
(gagner de l’argent…) mais quand ils ne respectent pas vos habitudes, ils
deviennent des intrus, des gênes, vous les haïssez, vous les prenez pour des
cons, au sens propre de ce mot, s’il pouvait avoir une définition, des types
sans intelligence, grossiers,…
Des trolls.